X
LA DÉCISION

Pendant deux autres semaines harassantes, les bâtiments de Bolitho avaient tiré des bords dans les approches sud-ouest de Toulon, la meilleure zone possible pour eux si l’ennemi se montrait. Alors que la Jacinthe gagnait Gibraltar à la plus grande vitesse possible, la charge de patrouiller le long des côtes était revenue à la frégate de Javal. Les soixante-quatorze se traînaient avec leur prise, sous voilure réduite, et ils apercevaient en général les huniers de Javal près de quelque pointe dans le lointain ou en panne à la vue de l’ennemi.

Mais les manœuvres aguichantes de Javal n’avaient aucun effet. Les Français restaient là où ils étaient et ne faisaient rien.

C’est alors que, un après-midi où il faisait une chaleur étouffante et tandis que le Busard tâtait la côte pour la quarantième fois, Javal prit sur lui de mettre une chaloupe à l’eau et de la confier à son second, Mr. Mears. Il s’agissait plus de rompre la monotonie que de n’importe quoi d’autre, car les Français n’avaient jamais envoyé la moindre frégate ni même une corvette pour convaincre le Busard d’aller voir ailleurs.

Cette nuit-là, un pêcheur français avait eu exactement la même idée. Sans tenir compte des instructions du major général et du commandant de la garnison, il avait mis à l’eau sa frêle embarcation en compagnie de son fils et de son cousin.

Bolitho découvrit tout cela le lendemain matin, lorsque la chaloupe du Busard accosta avec à son bord Javal et les trois pêcheurs français.

Le pêcheur, homme âgé, se montra méfiant. Il semblait assez peu soucieux de l’existence et jugeait sans doute que, puisque les Anglais avaient éperonné son petit bateau avant de le couler, il n’avait plus rien de toute manière qui vaille encore de vivre.

Bolitho entendit le rapport de Javal puis se fit amener les trois Français dans sa chambre, Le vieux, homme à la barbe grisonnante, son cousin, aussi rouge qu’un homard et dont la bedaine avait la taille d’un tonneau de rhum, le fils enfin, tendu, furieux, mais mort de peur.

Bolitho leur expliqua, en utilisant les services d’interprète de Javal, lequel parlait un excellent français, qu’il voulait savoir ce qui se passait à Toulon. Comme il était prévisible, le pêcheur lui répondit tout net qu’il pouvait aller rôtir en enfer. Le fils cria « Mort aux Anglais ! » avant de se faire embarquer, ruisselant de larmes, par le sergent Gritton.

Le cousin, quant à lui, avait davantage les pieds sur terre. Il lui expliqua que cette barque était leur seul bien. Leur seul moyen de faire vivre leurs familles et d’augmenter un peu leurs modestes revenus, dans une ville où le meilleur était réservé aux militaires. La chose était en effet vraisemblable.

En dépit de sa large sous-ventrière, de son visage rougeaud et de son air fourbe, ce cousin était visiblement la tête pensante de la famille.

Il commença par suggérer timidement que, si Bolitho leur procurait un autre bateau et, pourquoi pas, un peu d’argent et de nourriture, il était prêt à dire ce qu’il savait.

— Je vais faire fouetter cette vermine, monsieur ! explosa Javal. Je vais te lui en donner, moi, un bateau !

— Et ainsi, nous n’apprendrons rien du tout.

 

Bolitho s’approcha de la fenêtre et contempla quelques nuages bas qui flottaient dans le ciel clair. Peut-être un changement de temps en vue.

— Farquhar, dites-lui qu’il aura peut-être un bateau et des vivres. Signalez au Segura d’envoyer un canot – et il ajouta à l’intention de Javal : Ces pêcheurs n’auront pas envie d’aller raconter aux autorités ce qu’ils ont vu. Le fait qu’ils aient désobéi aux ordres et qu’ils rentrent avec un bateau un peu bizarre suffirait à les confondre.

— Vous avez donc l’intention de les relâcher, monsieur ? s’exclama Javal.

— Nous risquons même de recommencer, commandant – Javal allait de surprise en surprise. A la guerre, on ne choisit pas ses amis.

Voilà comment, alors que l’on emmenait le pêcheur et son fils examiner le canot espagnol, le gros cousin entreprit de rapporter ce qu’il avait observé à Toulon.

Le patron de la Santa Paula avait fourni à Bolitho une description honnête, mais prudente : une flotte imposante, composée de très nombreux bâtiments de ligne, dont l’un, selon le pêcheur, portait cent vingt pièces ou davantage. C’était sans doute lui qui arborait la marque du vice-amiral de Brueys, tandis que le contre-amiral de Villeneuve avait mis la sienne sur un autre. Bolitho avait entendu parler des deux officiers à mainte reprise et il éprouvait du respect pour eux. Les préparatifs se faisaient sans discontinuer pour ravitailler et entretenir ce grand rassemblement de bâtiments. Les intendants locaux se démenaient pour acheter toute la nourriture possible. C’est la raison pour laquelle ces pêcheurs avaient pris la mer : vendues à la marine, leurs maigres prises auraient pu leur rapporter quelque argent.

Farquhar s’adressa à l’homme en lui parlant lentement et lui posa une question. Bolitho observait ses réactions, les gestes qu’il faisait, mains au-dessus de la tête ou indiquant la mer.

— La flotte n’est pas encore parée à faire voile, expliqua Farquhar. On dit qu’elle attend le bon moment. Et ils attendent aussi le chef de l’expédition – il leva les sourcils. Cela paraît plausible.

Bolitho hocha la tête. Il ne parlait pas trop bien le français, mais il en connaissait suffisamment pour avoir reconnu le nom de Bonaparte.

— Il insiste sur le fait, poursuivit Farquhar, qu’une partie de la flotte est déjà prête à lever l’ancre, monsieur : plusieurs bâtiments marchands et leur escorte – il indiqua d’un air entendu le visage rougeaud de l’homme. Il est trop poltron pour mentir, à mon avis. Il dit que les bâtiments n’appareillent pas à cause de notre présence ici. Leur cargaison a sans doute une certaine valeur.

— … ainsi que leur destination.

Bolitho avait déjà pris sa décision.

— Renvoyez-les avec leur canot, puis signalez à l’escadre de se rapprocher du Lysandre. Nous allons nous mettre plus bas dans le sud.

— Vous croyez qu’ils courraient le risque, monsieur ?

— A leur place, je le ferais – Bolitho se tourna vers Javal : Je rendrai compte du rôle qu’a joué votre second dans cette affaire. Il s’est bien conduit, tout comme vous.

Une dose de risque, la chance, une coïncidence. Tout avait convergé pour lui fournir le premier élément solide d’information. Avec ses trois soixante-quatorze au large et les seules vigies du Busard pour surveiller l’éventuelle sortie du port de l’ennemi, Bolitho était désormais dans la meilleure posture possible s’il voulait agir en fonction de la situation.

Et lorsque la Jacinthe aurait rallié l’amiral, l’arrivée d’une flotte, non plus d’une simple escadre, ne serait désormais qu’une question de temps. Cette flotte pourrait achever ce qu’ils avaient commencé.

Ce même jour au cours duquel il avait vu les pêcheurs passer la coupée et entamer leur longue traversée jusqu’à la côte, Bolitho donna l’ordre à ses bâtiments de gagner leur nouvelle position, à environ vingt milles dans le suroît de Toulon. Il nota ses instructions par écrit et les fit transmettre à tous les commandants, puis il mit au point les derniers détails avec Farquhar et Grubb ; enfin, lorsque le crépuscule tomba, il descendit dans sa chambre savourer un plantureux repas : porc bouilli tiré du tonneau et le dernier morceau du fromage qu’il avait apporté d’Angleterre.

Comme il était assis à sa table et sirotait son café en écoutant bruire et craquer le gréement, il se mit à songer à Falmouth, à sa grande maison vide. Il repensait aussi à ce capitaine américain, à cette épouse qui l’attendait à New Bedford. Quel accueil émouvant l’attendait là-bas !… Il imaginait très bien la scène. Et lui, combien de temps devrait-il encore patienter avant de revoir Falmouth ? Il était à bord du Lysandre depuis deux mois, il avait l’impression que cela durait depuis dix fois plus longtemps. A présent que la chance semblait être revenue, le temps passerait peut-être plus vite ?

Et c’est en rêvassant à toutes ces choses qu’il s’allongea sur sa couchette. Quelques minutes plus tard, il s’endormait d’un sommeil profond et sans rêve.

Il sentit que quelqu’un lui posait la main sur l’épaule alors qu’il avait le sentiment d’avoir tout juste posé la tête sur l’oreiller. Il s’éveilla pour de bon, découvrit le visage inquiet d’Allday à la lueur jaunâtre d’un fanal.

— Qu’y a-t-il ?

Il reprit lentement ses esprits, se souleva péniblement et descendit de sa couchette. Il n’y avait plus à poser de question et il s’en voulut d’avoir dormi si profondément. La nuit était pleine de bruit et de fureur, le bâtiment remuait dans tous les sens, il manqua tomber en essayant d’aller jusqu’à son coffre.

— Ça souffle sec, monsieur, annonça Allday. Et ça empire même de minute en minute !

Bolitho enfila son pantalon en vacillant sur le pont et finit par aller s’écraser contre Allday.

— Au nom du ciel, mais pourquoi ne m’a-t-on pas prévenu ?

Allday s’abstint de répondre et se retourna au moment où Ozzard arrivait à la porte, clignant des yeux, tenant au-dessus de sa tête un autre fanal.

— Trouve les affaires du commodore, mon gars !

— Non, coupa Bolitho, seulement ma veste, je dois monter sur le pont !

Avant même d’avoir atteint la dunette, il se rendit compte qu’il ne s’agissait pas d’un banal coup de chien. C’était une grosse tempête. Il aperçut en se courbant sous le pont la barre où l’on avait doublé les timoniers. Les marins devaient s’accrocher au maneton pour résister à la forte gîte du pont.

Il lui fallut un certain temps pour accoutumer ses yeux à l’obscurité et percevoir enfin quelque chose qui dominait les hurlements du vent et les coups de tonnerre de la toile claquant au-dessus de sa tête.

Des silhouettes passaient près de lui, les hommes essayaient de trouver une main courante à quoi se cramponner, des torrents d’embruns les aspergeaient copieusement avant de s’écouler en gargouillant par les dalots. Haubans et pataras vibraient, ronronnaient ; il trouva même le temps de compatir avec la bordée de repos en bas qui se retrouvait à batailler le long des vergues, se débattant contre la toile à rentrer.

Il aperçut Farquhar, dont la mince silhouette se détachait sur fond de mer et de ciel et qui, les mains en porte-voix, appelait un de ses officiers. Remarquant Bolitho, Farquhar tituba jusqu’à lui. Sa chevelure blonde volait au vent, il ne portait que son pantalon et sa chemise et était pieds nus.

Point n’était besoin de chercher d’autre indice que celui de sa présence : la situation devait être grave.

— Le vent a viré noroît, monsieur ! cria Farquhar, j’ai ordonné de carguer les huniers et de rentrer les voiles d’avant.

Il se retourna en entendant comme un coup de mousquet qui venait de l’avant puis se transforma en un grand bruit de déchirure. La misaine avait explosé en une multitude de fragments.

— C’est toujours ça qui leur sera épargné !

Bolitho se fraya un chemin jusqu’à la lisse et essaya de percer l’ombre au-dessus du pont. D’un bord, la mer était noire comme de la poix. De l’autre, elle était démontée, blanchie par de grands bancs d’écume qui jaillissaient largement au-dessus de la dunette et noyaient les sabords. Il n’y avait plus trace de ses autres bâtiments ; il devina que leurs capitaines devaient être déjà assez préoccupés et que la situation du Lysandre était certainement le cadet de leurs soucis.

Il entendit la grosse voix de Grubb qui se transformait en beuglement :

— Doucement, les gars ! Vous allez lui arracher les bordés !

Un homme glissa sous le passavant au vent et tomba en se débattant dans un torrent d’eau avant d’atterrir contre un dix-huit-livres. Bolitho crut même entendre ses côtes craquer.

— Au nom du ciel, commandant, mais pourquoi avez-vous tant tardé ? Toute l’escadre va être chassée sur des milles avec ça !

Une drisse cassée tomba des hauts en se tortillant connue un être vivant sur le pont supérieur. D’autres n’allaient pas tarder à suivre si Farquhar ne prenait pas immédiatement les mesures adéquates.

Farcjuhar cracha l’eau salée qu’il avait dans la bouche :

— C’est cet imbécile de Gilchrist, il a attendu trop longtemps ! Bon Dieu, mais où est-il, ce gaillard, je vais le…

— Nous n’avons pas le temps, répliqua Bolitho en lui saisissant le bras. Nous devons mettre à la cape et voir ce que cela donne !

— Bien monsieur ! Tout de suite, répondit-il en le regardant fixement.

Il avait l’air désespéré.

Mais Bolitho lui tenait toujours le bras.

— Réduisez la vitesse et venez à la cape dès que nous aurons réduit la toile – il était obligé de hurler pour se faire entendre. Nous prendrons la cape sous huniers seuls.

Il dut se baisser et ferma les yeux du plus fort qu’il put. Un mur d’eau passa par-dessus les filets vides et balaya le pont sans pitié avant de cascader sur celui du dessous.

— Mais conservez la voile d’étai parée et prête à établir au cas où les autres s’envoleraient !

Il entendit la voix de Farquhar faiblir lorsqu’il s’éloigna le long de la lisse, main sur main, puis entr’aperçut des silhouettes troubles : les marins qui couraient aux ordres. Au-dessus de lui, dans la nuit, il distinguait les voiles claquant à tout rompre et que les gabiers s’acharnaient à carguer pour obéir à la dernière consigne. Des voix aussi, au milieu de ce concert tonitruant que faisaient le vent et la mer, les plaintes des manœuvres et des espars.

— Faites passer, cria Grubb : Parés à venir dans le vent ! – il fit un clin d’œil à Bolitho. Je parierais fort que ces maudits Français doivent être pliés en deux, monsieur !

Bolitho ne lui répondit pas. Il avait autre chose à quoi penser : ce coup de vent de noroît était une malédiction pour son escadre. En revanche, pour un amiral français guettant le meilleur moment pour appareiller de Toulon, c’était une aubaine, une chance qu’il ne pouvait décemment laisser passer.

Il aperçut Gilchrist, dont la silhouette filiforme surgissait en haut de l’échelle de dunette, enveloppé dans son grand ciré noir luisant de façon lugubre. Gilchrist avait sans doute plus redouté son commandant qu’il n’avait été effrayé par les premiers signes de tempête. A moins que, aiguillonné par l’envie de montrer qu’aucune circonstance ne le désarçonnait, il n’eût laissé les choses aller trop loin avant d’être obligé de se rendre à la raison.

Il s’essuya le visage du revers de la manche. Il avait du sel dans les yeux, dans la bouche. Lorsqu’il releva la tête, il put constater que le plus gros des voiles avait disparu. Seul le hunier d’artimon n’était ferlé qu’à une extrémité de la vergue, A l’autre bout, un énorme ballon de toile se gonflait comme si y avait été enfermé quelque gigantesque monstre. Une forme passa en travers des immenses masses de nuages en fuite ; Bolitho courut jusqu’à la lisse, et alors l’objet heurta le gaillard d’avant dans un bruit déchirant.

Une voix rauque cria :

— Descendez cet homme à l’infirmerie !

Sur quoi, le lieutenant de vaisseau Veitch :

— Annulez ! Le chirurgien ne peut plus rien pour lui !

« Pauvre vieux », songea Bolitho. Il s’était battu contre la toile rebelle, sans autre aide que ses pieds pour porter son corps perché sur la grand-vergue en transe. Avec ses camarades de chaque côté, jurant, criant dans la nuit, tassant la grosse toile détrempée à s’arracher les ongles, à se mettre les jointures à vif. Un pied qui avait glissé, une rafale de vent, et il était tombé.

— Du monde aux bras ! Parés sur la dunette !

Grubb grondait :

— Laissez filer la barre quand je donnerai l’ordre ! Traitez-la comme un bébé !

— La barre dessous !

Des silhouettes accouraient dans la pénombre glauque, un aspirant qui saignait de la tête, un matelot qui se tenait le bras, les dents serrées de douleur.

— Les bras sous le vent ! Envoyez !

Le Lysandre planta ses dix-sept cents tonnes de chêne et d’artillerie dans un maelström d’embruns qui giclaient de toutes parts. Là-haut, un petit rectangle dur comme l’acier, le hunier cargué, avait l’air de danser sans se soucier de leurs os ni de leurs muscles. Les mâts grondaient sous les efforts que leur faisaient subir le vent et la mer.

Bolitho voyait tout, entendait son bâtiment et son équipage lutter pour mettre les vergues dans le lit du vent, pour reprendre le contrôle. Si la barre lâchait, si le hunier se réduisait en lambeaux comme la misaine, ils n’auraient peut-être pas le temps d’établir la voile d’étai. Et il pouvait les lâcher comme les autres.

Pourtant, barre toute dessous avec les timoniers qui se battaient sur le pont trempé comme s’ils devaient escalader une colline, le deux-ponts finit par obéir. Bolitho voyait la mer entrer à gros bouillons du passavant au vent jusqu’au coltis, traverser jusqu’au pavois de l’autre bord en balayant hommes et apparaux non saisis sur son passage. La plus grosse partie du liquide achevait son parcours dans la cale. Il fallait se mettre aux pompes dès à présent mais, au milieu de tout ce fracas, il ne les entendait pas. Leurs réserves allaient être perdues et l’eau douce, aussi précieuse que la poudre à canon, polluée et rendue imbuvable.

Il lâcha les filets et laissa le vent le pousser sur le pont en pente jusqu’au compas.

Grubb cria :

— Nous faisons route quasiment plein nord, monsieur ! – il se retourna pour regarder un homme qui gémissait et que l’on emmenait – on devrait pouvoir tenir comme ça !

— On doit ! – Bolitho vit que ses mots faisaient leur effet – si nous restons en fuite, nous n’arriverons jamais à revenir à temps !

Grubb le regarda s’en aller puis dit à son aide :

— Comment dites-vous donc, monsieur Plowman ?

Plowman s’accrocha à l’habitacle. Sa veste luisait comme de la soie mouillée à la faible lueur de la lampe.

— J’ai dit à Mr. Gilchrist de faire monter tout le monde ! – et il ajouta, la voix pleine de colère : Qu’il aille au diable, il aurait pu nous faire tous périr !

— Il est encore temps pour ça, fit Grubb avec une grimace.

Bolitho se frayait un chemin vers la lisse lorsqu’il entendit un cri :

— Baissez-vous, en bas ! Le petit mât de perroquet est en train de tomber !

Sans laisser à quiconque le temps de bouger ou de tenter quoi que ce fût, l’espar bascula brusquement sous le vent, hésita pendant quelques secondes atroces avant de plonger comme un arbre. Étais, haubans et enfléchures suivirent dans un grand méli-mélo de poulies et de manœuvres, avant d’arrêter leur course à tribord avant. Le hunier ferlé restait seul dans l’obscurité comme une énorme dent de cauchemar.

— Il lofe, monsieur ! cria Grubb en jetant tout son poids sur la barre. C’est comme si on avait une ancre devant !

Bolitho aperçut Farquhar qui vacillait le long du passavant au vent, trempé jusqu’aux os, une épaule nue et en sang, probablement quelque objet tombé de là-haut. Il voyait tout avec la plus grande netteté, comme s’il avait été en train d’examiner un schéma et non un bâtiment en train de lutter pour survivre.

Si Herrick avait été là à ce moment, rien de tout cela ne serait arrivé. Aucun officier n’aurait été terrorisé au point de ne pas l’appeler. Herrick n’était peut-être ni un grand stratège ni un bon adjoint au commandant d’une escadre, mais c’était un marin magnifique.

— Envoyez du monde à l’avant, beaucoup de monde ! cria Bolitho.

Il dépassa Farquhar, certain qu’Allday était sur ses talons.

— Nous n’avons pas de temps à perdre !

Des cris aigus jaillissaient de toutes parts, des voix répondirent. Bolitho aperçut des fusiliers ou des marins, certains habillés, d’autres nus, se frayer un chemin dans des torrents d’écume pour rejoindre le lieu où le bosco et une poignée de vétérans, dont le poste était sur le gaillard, s’activaient au milieu du fouillis.

Bolitho sentit le bâtiment plonger lourdement dans un grand creux, entendit plusieurs cris d’alarme. Le mât de perroquet et sa vergue venaient de heurter la coque, il vit que Pascœ était déjà sur place et lui cria :

— Est-ce vous qui dirigez les opérations ?

Pascœ lui fit signe que tel était bien le cas :

— Mr. Yeo est en train de couper une partie du gréement qui est tombé !

Il se baissa comme un chasseur de prise, les bras au-dessus de la tête, au moment où un mur d’eau s’abattait sur les hommes, qui en eurent le souffle coupé.

— Et Mr. Gilchrist conduit le détachement principal à l’extérieur par le bossoir !

— Parfait, fit Bolitho – et, à Allday : Nous allons donner la main ici, nous ne pouvons rien faire de plus à l’arrière.

Il fraya son chemin au milieu des grosses glènes de chanvre goudronné et eut bientôt les mains et les tibias en sang.

— Tudieu, fit une voix, c’est le commodore qui arrive, les gars ! – et une autre murmura : Faut-ti qu’on soit dans une mauvaise passe !

Bolitho se pencha au-dessus du pavois et aperçut le courant écumeux qui passait sous les bossoirs. Le mât brisé se soulevait et venait heurter la carène comme un éperon. Le bois déchiqueté luisait comme pour mieux les narguer et mettre un terme définitif à leurs espoirs.

Il aperçut Gilchrist qui faisait de grands gestes à travers le fouillis, comme un homme capturé par une horrible créature marine.

— Ces haches, monsieur Yeo ! Essayez de sauver la vergue, mais débarrassez-nous le plus vite possible du mât !

Un homme essayait de reculer de son perchoir précaire, sous le bossoir, mais Gilchrist le força à baisser la tête et à regarder l’eau sous l’énorme capon.

— Ou nous sauvons le bâtiment, ou nous partons tous au fond ! Maintenant, prenez-moi un tour sur ce bout ou je m’occuperai de vous demain !

La fureur de Gilchrist, sa référence délibérée à un lendemain possible semblèrent faire leur effet. Grognant, jurant, ils se jetèrent dans la bataille contre les espars. La colère les aidait à vaincre leur peur et à oublier les hurlements du vent.

Bolitho s’activait au milieu de toutes ces silhouettes anonymes et ce travail manuel lui permit de remettre de l’ordre dans ses pensées. Le petit mât de perroquet pouvait être remplacé, Herrick avait pris soin de constituer un bon lot de rechanges avant son départ d’Angleterre. S’ils parvenaient à sauver la vergue, le bâtiment retrouverait ses pleines capacités de manœuvre en quelques jours, dès qu’ils pourraient bénéficier de conditions un brin favorables. Mais cela allait demander un certain temps, un temps pendant lequel ils auraient dû être en station, à l’endroit qu’il avait si soigneusement choisi pour se tenir à l’affût des transports ennemis.

— Monsieur Pascœ ! cria Gilchrist, prenez quelques hommes avec vous, allez à l’arrière et essayez de capeler cet espar.

— Bien, monsieur !

Pascœ lui fit signe qu’il avait compris et attrapa par le bras ou l’épaule quelques-uns des marins qui se trouvaient près de lui.

Gilchrist se tourna vers lui :

— Si vous ne pouvez pas le sauver, faites au moins en sorte qu’il ne cause pas d’autre dommage à la coque !

Mais il fut interrompu par une douche d’embruns qui passait par-dessus le boute-hors.

Lorsque l’eau se fut transformée en un gros torrent, Bolitho constata que le marin réprimandé par Gilchrist avait disparu. Il était sans doute quelque part dans la nuit, assistant impuissant au spectacle de son bâtiment qui s’éloignait inexorablement, ses cris perdus au milieu des lames. Et plus probablement encore, il avait coulé comme une pierre. Il fallait bien envisager la triste réalité en face : la plupart des marins ne savaient pas nager. Bolitho se surprit à faire une courte prière : pourvu qu’il eût connu une mort rapide et que lui eût été épargnée l’agonie de se retrouver tout seul et perdu !

Les haches taillaient sauvagement dans le gréement, tandis que d’autres marins s’activaient à mettre en place des palans de fortune pour saisir la vergue intacte au pied de l’artimon.

— Ça y est, il s’en va !

L’avertissement se trouva confirmé lorsque, au milieu des claquements d’apparaux et de cordages coupés, le petit mât de perroquet libéré de ses liens plongea définitivement sous le vent. Bolitho voyait les hommes de Pascœ se démener pour parer l’espar encore dangereux. Il retint soudain son souffle en voyant un filin se casser puis un second se tendre à tout rompre en balayant la lisse de passavant avant de prendre Pascœ par les épaules.

— Coupez ces bouts !

L’aspirant Luce se laissa tomber du passavant, sans se soucier des embruns qui jaillissaient.

— Coupez-le !

Un second filin fouetta, Bolitho sentit son sang se glacer dans ses veines : Pascœ basculait par-dessus la lisse, attiré irrésistiblement vers la mer par le poids du gréement.

Mais Luce était près de lui, maigre silhouette courbée sous les cordages qu’il coupait à grands coups de hache.

Yeo arriva du gaillard. Vingt ans de mer lui avaient fait l’œil et il comprit immédiatement que l’aspirant courait un grand péril.

— Reculez, monsieur Luce !

Mais il était trop tard. Comme la lame affûtée de la hache coupait un bout, un autre se tendit automatiquement et Pascœ tomba en criant dans les bras de deux marins. Luce se retrouva piqué sur le côté, son bras avait encaissé tout le choc. Lorsque le bâtiment fut lentement remonté dans le vent, il cria :

— 0 mon Dieu, aidez-moi !

Yeo et les autres réussirent à l’atteindre et à couper le bout. Luce tomba sans connaissance à leurs pieds.

— Allday, vite, ordonna Bolitho, emportez-le en bas !

Puis il se précipita sur le passavant pour aider Pascœ à se mettre debout.

— Comment vous sentez-vous ?

Pascœ se tâta la colonne vertébrale et fit la grimace :

— C’est passé tout près – il cherchait quelque chose sur le pont. Mais où est Bill Luce, monsieur ? – il se laissa tomber contre la lisse. Il n’est pas…

— Il a été blessé, lui répondit Bolitho qui sentit au même moment le bâtiment réagir doucement à sa liberté retrouvée, indifférent peut-être au sort de ceux qui avaient payé pour cela. Je l’ai fait porter chez le chirurgien.

— Oh non, s’exclama Pascœ, pas après qu’il m’a sauvé la vie !

Bolitho le sentait souffrir et, malgré l’obscurité, percevait sa détresse.

— Je vais descendre, Adam. Vous, restez ici – il n’avait pas le cœur à poursuivre. Les autres ont besoin de vous.

Il regagna l’arrière, croisa Farquhar près de la lisse de dunette, Comme s’il n’avait pas bougé d’un pouce.

Farquhar laissa échapper malgré lui :

— Merci, monsieur ! Cela a encouragé les hommes de vous voir parmi eux !

Bolitho se tourna vers lui :

— J’en doute. Mais un seul commandant à l’arrière suffit amplement !

Puis il leva les yeux, le hunier arisé était toujours aussi raide, mais tenait bon, en dépit de la pression énorme à laquelle il était soumis.

— Je descends à l’infirmerie.

— Êtes-vous blessé, monsieur ?

— Appelez-moi sans délai s’il y a une évolution – il se dirigea vers la descente. Non, je ne suis pas blessé. Pas physiquement, du moins.

Au fur et à mesure qu’il descendait d’un niveau puis d’un autre encore, les bruits de la mer s’estompaient doucement, remplacés par les craquements des membrures. L’odeur de goudron et de fond de cale était plus forte. Les lanternes qui oscillaient projetaient de longues ombres. Il continua sa descente par la batterie basse puis sous la ligne de flottaison du Lysandre, un monde où la lumière du jour ne pénétrait jamais.

Devant l’entrée de la petite infirmerie, il retrouva plusieurs marins qui se reposaient là après avoir été pansés. Certains étaient allongés, cela sentait le sommeil et le rhum. L’air était épais, mélange de ces odeurs de souffrance et de sang.

Shacklock leva les yeux et aperçut Bolitho.

— Monsieur ?

C’était un homme à l’air las, à la chevelure clairsemée. Il avait l’air presque chauve à la lueur des lanternes qui se balançaient, alors qu’il n’avait pas même trente ans. Bolitho le considérait comme un bon médecin, denrée plutôt rare à bord des bâtiments du roi.

— Comment va Luce ?

Les hommes s’étaient écartés et Bolitho s’aperçut que l’aspirant était déjà allongé sur la table. Il était nu, le visage contracté, livide. Shacklock souleva un pansement sommaire posé sur son épaule.

Bolitho put constater que le cordage avait tranché dans la chair et dans les muscles comme un fil à couper le beurre. L’avant-bras se trouvait dans une position anormale, les doigts étaient inertes et desserrés.

Shacklock étendit la main au-dessus de son bras, paume ouverte comme s’il se servait de pointes sèches. Il n’y avait pas six pouces jusqu’à la pointe de l’épaule.

— Il faut enlever ça, monsieur – il gonfla les lèvres. Et même ainsi…

Bolitho baissa les yeux sur le visage tout pâle de Luce. Dix-sept ans. Autant dire rien.

— En êtes-vous certain ?

Quelle question !… Il l’avait entendue si souvent.

— Oui, répondit Shacklock en faisant un signe à ses aides – le plus tôt sera le mieux. Il peut très bien ne pas se réveiller avant que ce soit terminé.

C’est alors que Luce ouvrit les yeux. Il regarda fixement Bolitho, sans bouger et pourtant, il parut avoir compris en quelques secondes tout ce qui s’était passé, et ce qui l’attendait.

Il essaya de bouger, mais Bolitho le maintint solidement en place par son épaule valide. Sa peau était glacée, ses cheveux encore mouillés des embruns qui régnaient dans cet univers hurlant, trois ponts plus haut.

— Vous avez sauvé la vie de Mr. Pascœ, lui dit-il – il essayait de parler d’un ton égal. Adam va venir dès qu’il pourra.

Il aperçut derrière la tête du jeune garçon Shacklock qui sortait deux bistouris d’une mallette. Un court, l’autre long et effilé. Un aide essuyait un instrument non identifié sous une lanterne. Le pont s’inclina, l’homme vacilla un peu. Bolitho vit alors qu’il s’agissait d’une scie.

Luce murmura doucement :

— Mon bras, monsieur ? – il se mit à pleurer : Je vous en prie, monsieur !

Bolitho se pencha pour prendre un gobelet de rhum que lui tendait un garçon à la langue pendante.

— Buvez ceci – il lui mit de force le gobelet aux lèvres. Buvez tant que vous pouvez.

Le breuvage lui dégoulinait aux commissures, il sentait son corps trembler, comme pris d’une épouvantable fièvre. C’est tout ce qu’ils avaient. Du rhum, et de l’opium après l’opération en guise de sédatif.

Il entendit des pas qui s’approchaient puis la voix de Pascœ, tendue, à peine reconnaissable.

— Le commandant vous présente ses respects, monsieur. Nous venons d’apercevoir le Nicator.

Bolitho se déplia légèrement, tout en gardant sa main posée sur l’épaule de Luce.

— Merci.

Tout autour de lui, des ombres s’approchaient, comme des anges de mort. Les hommes de Shacklock attendaient pour commencer.

— Restez avec lui, Adam.

Il se força à regarder l’aspirant. Lui aussi le regardait, le rhum et les larmes se mêlaient dans sa gorge. Sa bouche seule bougeait, il murmura : « Je vous en prie. »

Il attendit que Pascœ eût la tête toute proche de celle du jeune garçon, puis dit à Shacklock :

— Faites de votre mieux.

Le chirurgien lui adressa un signe de tête :

— J’ai chauffé les lames pour diminuer le choc, monsieur.

Bolitho s’apprêtait à partir lorsqu’il entendit le chirurgien donner un signal. Il entendit Luce crier tandis que les aides lui maintenaient les jambes et la tête sur la table.

Bolitho avait atteint le pont supérieur quand Luce commença à hurler. Ce cri sembla d’abord le poursuivre tout en haut dans le vent, puis il cessa brusquement.

 

Bolitho posa les deux mains sur la carte, qu’il examina plusieurs secondes durant. La tempête avait fait rage pendant deux longs jours et deux longues nuits, si bien que le soleil qui le réchauffait et la douce brise qui soufflait dans les voiles lui dormaient l’impression que le navire n’était pas encore apaisé.

Les autres commandants étaient assis autour de la table et l’observaient, chacun plongé dans ses réflexions, épuisés par la bataille qu’ils avaient dû mener contre la tempête et celle qu’il avait fallu remporter pour survivre.

Au sein de l’escadre, dix-sept hommes avaient été tués : tombés du haut des mâts, passés par-dessus bord. Quelques-uns s’étaient évanouis sans laisser de traces, comme s’ils n’avaient jamais existé.

On était au milieu de l’après-midi, et les bâtiments naviguaient en formation serrée. Bolitho avait ordonné à tous ses commandants de se réunir en conférence.

Il regardait le visage sombre de Javal. On s’attendait aux nouvelles qu’il apportait. Pourtant, jusqu’à la dernière minute, il avait espéré. Mais lorsqu’ils avaient aperçu les huniers du Busard peu après l’aube, la vigie avait crié le contenu de son signal. Les Français avaient pris la mer. Une douzaine de bâtiments, peut-être davantage, avaient appareillé sous leur nez en profitant du coup de vent de noroît. Javal et ses hommes avaient assisté impuissants à leur passage tout en faisant l’impossible pour conserver l’ennemi en vue. L’amiral français avait même prévu cette éventualité. Deux frégates étaient sorties de la zone de mauvais temps et avaient balancé une bordée dans le gréement du Busard avant de rompre pour rejoindre le convoi dans la nuit.

Pour un guerrier comme Javal, cela avait dû être terrible. Son gréement abattu, avec la tempête qui forcissait à chaque minute, il avait vu les Français s’échapper. Il avait bien essayé de prendre contact avec l’escadre en tirant au canon de salut et en lançant une fusée. Mais à ce moment, Gilchrist avait déjà attendu trop longtemps, et les vaisseaux de ligne, qui suivaient confortablement la route fixée, avaient été emportés par la tempête. Tout contact était devenu impossible.

— L’amiral a dû prendre connaissance des dépêches de la Jacinthe, reprit lentement Bolitho. Il va s’imaginer que nous sommes en mesure de rester devant Toulon ou de pister tout bâtiment qui essaierait de nous échapper.

On entendit des piétinements sur le pont : les fusiliers de Leroux étaient à l’entraînement. Les tambours et les fifres ajoutèrent leur concert aux coups de marteau des charpentiers qui terminaient les réparations après la tempête.

Bolitho se tourna vers Herrick : qu’en pensait-il ?

Probyn commença de sa voix pâteuse :

— Maintenant que les Français ont évité notre… euh, notre embuscade, cela doit nous rendre prudents. Peut-être avons-nous accordé trop de crédit au qu’en dira-t-on, aux rumeurs ? Qui sait où sont passés ces Français à présent ? – il balaya lentement la table du regard. Sans compter que nous ne pouvons pas faire grand-chose si nous n’avons pas de renseignements.

Bolitho l’observait fixement. Probyn avait pris soin de dire « nous », alors qu’il pensait « vous ».

Javal haussa les épaules et étouffa un bâillement.

— Je pourrais m’éloigner de l’escadre, monsieur ? Je serais peut-être en mesure de retrouver quelques-uns de ces Français, si ce n’est tous. Après tout, la tempête n’a pas dû rendre leur navigation facile non plus.

Bolitho sentait bien qu’ils avaient tous les yeux fixés sur lui. Peut-être même que certains comprenaient, voire vivaient aussi fort que lui, le dilemme auquel il devait faire face.

S’il envoyait le Busard à leur poursuite, il allait se retrouver sans « yeux ». Les deux-ponts et la prise verraient leur distance de détection réduite au champ de vision d’un bon veilleur. Dans ce cas, n’ayant qu’une vitesse limitée et peu de souplesse, il devait conserver sa seule et unique frégate.

— Naturellement, ajouta Probyn, nous pourrions rentrer à Gibraltar, monsieur. Il vaudrait mieux apporter nos forces à toute flotte qui serait en mesure de se rassembler là-bas, plutôt que de continuer à errer à l’aveugle et sans but précis.

Herrick, qui s’était tu jusque-là, prit la parole.

— Cela serait un aveu d’échec ! Et à mon avis, ce serait une mauvaise décision – il se tourna vers Bolitho et le regarda intensément : Nous comprenons bien ce que vous devez ressentir, monsieur.

Farquhar fit brusquement :

— C’est un choix impossible !

— Non, le reprit Javal, les choses en ont décidé ainsi – et à Bolitho : C’est pour vous que le choix est délicat, monsieur.

— Oui.

Bolitho laissa ses yeux courir sur la carte de la Méditerranée.

Tous ces milles ! Même s’il avait raison et si ses hypothèses étaient justes, et elles ne l’étaient guère plus que ce qu’en avait dit Probyn, il pouvait encore échouer et ne pas reprendre le contact de l’ennemi. Des bâtiments pouvaient très bien se croiser sans se voir, la nuit, ou à cause du mauvais temps. Des empires s’étaient déjà écroulés à la suite d’un mauvais choix ou d’une décision trop hâtive.

— Voici ce que nous allons faire, déclara-t-il enfin.

L’idée était venue soudain, comme s’il l’avait en tête depuis le commencement.

— Nous sommes actuellement, si notre estime est correcte, à environ soixante milles dans l’ouest des côtes nord de Corse – il pointa l’endroit sur la carte avec ses pointes sèches – le cap Corse. La tempête nous a chassés si loin dans l’est que nous ne pouvons pas attendre un autre passage éventuel.

Ils se penchaient tous autour de la table.

— Nous allons donc continuer ainsi. Une fois passé la pointe nord de la Corse, nous mettrons le cap au sudet – les pointes sèches se déplaçaient de plus en plus loin, le long des côtes italiennes – nous relâcherons à Syracuse pour faire de l’eau et débarquer les blessés les plus graves. Les Siciliens savent peut-être que nous sommes dans les parages. Ils sont en paix avec la France, mais ne les aiment guère.

Il leva brusquement la tête :

— Pendant que nous serons à l’ancre, le Busard fera route indépendamment et contournera la côte est de la Sicile en prenant le détroit de Messine. Il rejoindra l’escadre devant Malte. Je vous fournirai plus de-détails, Javal, une fois que nous aurons avancé un peu.

Il les regarda tous, l’un après l’autre. Il était décidé. Et il avait décidé pour chacun d’entre eux, et pour chaque marin de l’escadre.

— Et ensuite, monsieur ? demanda Herrick en s’éclaircissant la gorge.

— Ensuite, monsieur Herrick… – il soutint son regard, il voyait bien qu’il s’inquiétait – … nous verrons bien à quoi nous attendre. J’espère.

Probyn posa ses grosses mains sur la table. Elles ressemblaient à des pinces de crabe.

— Si nous échouons encore, monsieur, je n’aimerais pas me retrouver devant l’amiral.

Bolitho le regarda froidement :

— C’est de coopération que j’ai besoin, Probyn, pas de commisération.

Les embruns s’écrasaient sur les vitres. Il ajouta :

— Je crois que vous pouvez regagner vos bords. Le vent fraîchit, à voir ce que je vois dehors.

Ils poussèrent leurs sièges dans des grincements, ils se regardaient tous comme des étrangers. Probyn ajouta en ramassant son sabre et son chapeau :

— J’imagine, fit-il sans le regarder, que vous nous communiquerez nos nouvelles instructions, monsieur ?

— Je n’en vois pas l’utilité, fit vivement Herrick.

— Eh bien, moi si, répliqua Probyn en jouant négligemment avec son ceinturon, et je ne voudrais pas être obligé d’insister.

— Vous les aurez, acquiesça Bolitho.

Farquhar tapa du coude sur la portière de toile et, lorsque le factionnaire se présenta, il lui ordonna :

— Faites rappeler les canots et dites au second de rassembler la garde.

— A propos, lui demanda Probyn, comment votre second se porte-t-il ?

— Fort bien, répondit froidement Farquhar.

— Vous le connaissez donc ? interrogea Bolitho.

— Pas vraiment, monsieur, fit Probyn en toussant, mais j’ai dû le croiser.

Ils prirent tous congé et les canots les ramenèrent à leurs bords respectifs.

Herrick était resté le dernier. Il dit seulement :

— Le petit mât de perroquet, monsieur. Lorsque j’ai appris les problèmes qu’avait connus le Lysandre au cours de la tempête, j’ai réfléchi. Peut-être a-t-il reçu un boulet, et alors la rousture aura dissimulé l’avarie. Cela s’est déjà vu.

— Peut-être, sourit Bolitho, mais ce n’est pas votre faute.

Bolitho le voyait qui inspectait le pont du regard et se demanda à quoi il pouvait bien penser. Son bâtiment lui manquait, il était inquiet pour lui, ou était-ce simple curiosité ?

— Et vous, Thomas, tout va bien ?

Herrick se retourna pour regarder son canot qui accostait.

— Osiris est un bon bâtiment, monsieur. Je n’ai pas à m’en plaindre. Mais il n’a pas d’âme, pas de cœur.

Bolitho aurait aimé se rapprocher de lui, lui dire qu’ils ressentaient tous deux un certain sentiment de perte. C’était pourtant prématuré et il le savait bien.

— Portez-vous bien, Thomas.

Le fusilier se mit au garde-à-vous, les boscos levèrent leurs sifflets en attendant que Herrick eût passé la porte de coupée. Mais il s’attardait, visiblement ému.

— Si vous emmenez l’escadre jusque sous les forts turcs et au-delà, vous ne me verrez jamais traîner derrière – il bégaya, il l’implorait du regard : Je voulais seulement que vous le sachiez. Que vous me compreniez.

Bolitho lui tendit la main.

— Je comprends, Thomas – il gardait sa main serrée. Je comprends, à présent.

Il regarda Farquhar et Herrick échanger un salut, puis ils se dirigèrent lentement du bord au vent.

Les voiles claquaient dans tous les sens tandis que le bâtiment restait en panne, en attendant le départ des visiteurs. Au milieu du fracas, Bolitho n’entendit pas les pas de quelqu’un qui s’approchait.

C’était Pascœ, l’œil sombre. Il avait assuré ses tours de quart et vaqué à ses tâches pendant toute la tempête, mais, dès qu’il avait un moment, il descendait en bas tenir compagnie à son ami.

— Quelque chose ne va pas ? lui demanda Bolitho.

Pascœ leva les bras au ciel, les laissa retomber.

— Monsieur, je… – il hocha la tête – … il est passé. Il est mort voici une minute.

Bolitho le voyait souffrir devant lui, partageait sa douleur.

— C’était un bon garçon.

Il lui prit le bras, le fit doucement pivoter afin que les fusiliers qui passaient ne pussent voir son visage.

— Et il est souvent plus difficile d’accepter que des marins donnent leur vie à la mer plutôt qu’au combat.

Pascœ tremblait.

— Il n’a pas eu une plainte, pas une seule fois après cette terrible opération. Et aujourd’hui, je trouvais justement qu’il allait un peu mieux. Et puis…

Il se tut, incapable de poursuivre.

Farquhar arrivait à la lisse et salua.

— Autorisation de remettre l’escadre en route, monsieur ? – il jeta un regard à Pascœ, un regard sans compassion. Le vent va certainement fraîchir.

— Faites, je vous prie. Et signalez au Busard de prendre poste en avant et sous le vent de l’escadre. Il sait ce qu’il cherche.

Il avança devant Pascœ :

— Je crois que cet officier devrait être dispensé de son service pour le moment.

— Très bien, fit Farquhar.

— Mais non, coupa Pascœ, je vais très bien à présent, monsieur – il ajusta sa coiffure et se dirigea vers l’échelle –, je souhaite faire ce que j’ai à faire, si vous me permettez.

— Eh bien, voilà qui est réglé, conclut Farquhar dans un sourire.

Bolitho les suivit jusqu’à la lisse. Les marins étaient déjà aux bras et aux drisses, attendant d’exécuter la première phase de ses nouveaux ordres.

Pascœ hésitait, un pied suspendu au-dessus du pont.

— Je me disais, monsieur. Mon sabre. J’aimerais qu’il soit immergé avec lui. Je n’ai rien d’autre.

Bolitho attendit que Pascœ eût rejoint sa division pour retourner à l’échelle de poupe.

— Un jour, monsieur, ça fera un bon officier, çui-ci, lâcha Grubb.

— Oui, approuva Bolitho, il me convient très bien comme il est.

— C’est vrai – Grubb abrita ses yeux rougis et leva la tête pour observer la marque, loin au-dessus du pont. Y en a des tas qui sont bons à donner des ordres, mais qu’apprennent jamais rien. Grâce à Dieu, il est pas comme ça.

Bolitho continua son chemin et s’arrêta près du tableau orné de dorures. Il entendit en bas le timonier annoncer :

— En route plein est, monsieur !

Il observait la frégate qui bondissait gaillardement pour se placer en avant de ses conserves. Cette fois, cependant, il n’enviait guère sa liberté. C’était ici sa place, seule la pertinence de ses décisions déterminerait s’il était fondé à la garder.

Il songeait à Pascœ, à Herrick, à Allday qui s’activait en bas, dans la chambre.

Cette fois-ci, il fallait qu’il eût raison. Au moins pour des hommes tels que ceux-ci.

 

Combat rapproché
titlepage.xhtml
Kent,Alexander-[Bolitho-12]Combat rapproche(1974).French.ebook.AlexandriZ_split_000.html
Kent,Alexander-[Bolitho-12]Combat rapproche(1974).French.ebook.AlexandriZ_split_001.html
Kent,Alexander-[Bolitho-12]Combat rapproche(1974).French.ebook.AlexandriZ_split_002.html
Kent,Alexander-[Bolitho-12]Combat rapproche(1974).French.ebook.AlexandriZ_split_003.html
Kent,Alexander-[Bolitho-12]Combat rapproche(1974).French.ebook.AlexandriZ_split_004.html
Kent,Alexander-[Bolitho-12]Combat rapproche(1974).French.ebook.AlexandriZ_split_005.html
Kent,Alexander-[Bolitho-12]Combat rapproche(1974).French.ebook.AlexandriZ_split_006.html
Kent,Alexander-[Bolitho-12]Combat rapproche(1974).French.ebook.AlexandriZ_split_007.html
Kent,Alexander-[Bolitho-12]Combat rapproche(1974).French.ebook.AlexandriZ_split_008.html
Kent,Alexander-[Bolitho-12]Combat rapproche(1974).French.ebook.AlexandriZ_split_009.html
Kent,Alexander-[Bolitho-12]Combat rapproche(1974).French.ebook.AlexandriZ_split_010.html
Kent,Alexander-[Bolitho-12]Combat rapproche(1974).French.ebook.AlexandriZ_split_011.html
Kent,Alexander-[Bolitho-12]Combat rapproche(1974).French.ebook.AlexandriZ_split_012.html
Kent,Alexander-[Bolitho-12]Combat rapproche(1974).French.ebook.AlexandriZ_split_013.html
Kent,Alexander-[Bolitho-12]Combat rapproche(1974).French.ebook.AlexandriZ_split_014.html
Kent,Alexander-[Bolitho-12]Combat rapproche(1974).French.ebook.AlexandriZ_split_015.html
Kent,Alexander-[Bolitho-12]Combat rapproche(1974).French.ebook.AlexandriZ_split_016.html
Kent,Alexander-[Bolitho-12]Combat rapproche(1974).French.ebook.AlexandriZ_split_017.html
Kent,Alexander-[Bolitho-12]Combat rapproche(1974).French.ebook.AlexandriZ_split_018.html
Kent,Alexander-[Bolitho-12]Combat rapproche(1974).French.ebook.AlexandriZ_split_019.html
Kent,Alexander-[Bolitho-12]Combat rapproche(1974).French.ebook.AlexandriZ_split_020.html